Ageekulteurs : le smartphone est dans le pré

Un drone qui survole un champ de blé, des capteurs qui sonnent l’heure de la récolte, des robots qui désherbent seuls… Ce n’est pas un monde futuriste mais l’agriculture, en 2018. Bienvenue chez les « a-geekulteurs. »

Guillaume Lefort est l’un d’entre eux. A la tête d’une exploitation céréalière de 250 hectares en Seine-et-Marne, près de Nemours (77), le vice-président départemental de la Fédération Nationale du Syndicat des Exploitants Agricoles (FNSEA) se dit « passionné ». Dès le réveil, les nombreuses applications qu’il utilise l’informent, pêle-mêle, du niveau d’hydrologie, de la température de ses sols, des conditions climatiques, de l’imminence d’une récolte mais aussi, de l’heure optimale pour sortir travailler. « Je reçois les résultats sur mon portable, je n’ai même plus besoin du manuel, de toucher la terre. »

Toute la journée, il arpente son exploitation, l’œil vissé sur son portable. Le soir, à son bureau, ce chef d’entreprise ne déconnecte pas non plus. Des logiciels en open source, comme Ekylibre, l’aident à venir à bout de la charge administrative colossale, en tant que chef d’entreprise. Sinon, il consulte les cours boursiers des céréales depuis son canapé ou bien… il tweete à ses 3 600 abonnés. Sa petite notoriété parmi les ageekulteurs lui fait arpenter les salons, visiter des fermes innovantes pendant ses courtes vacances, comme la semaine dernière en Ukraine. Les start-ups lui proposent de tester et d’expérimenter les dernières sorties de laboratoire. Guillaume Lefort l’avoue : il a du mal à décrocher.

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Guillaume Lefort, dans son exploitation, à Arville (77890)
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Son smartphone n’est jamais très loin

« Je suis géolocalisé »

Au milieu de ses champs de blé verdoyants de la Seine-et-Marne, un boîtier arrête le pas, rapide, de Guillaume Lefort. L’une des trente-quatre sondes tensiométriques d’Île-de-France est plantée, là, entre deux pousses. La sonde est enterrée à 60 centimètres de profondeur et des capteurs relèvent les données tous les 10 centimètres. Equipée d’une carte SIM intégrée, la sonde lui délivre – sur son portable – et en temps réel les données hydrologiques, la température du sol, le niveau de maturation du plant…

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Au milieu du champ, un grand boîtier attire l’oeil…
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Il est relié à une sonde tensiométrique, enfoncée à plus de 60 centimètres dans le sol.

Les trente-quatre sondes forment un réseau et le conseiller irrigation de la Chambre d’agriculture publie des relevés hebdomadaires, destinés à tous les agriculteurs du coin.
L’agriculteur tient à montrer son deuxième « réseau social », à quelques minutes de marche, une station météorologique au milieu de ses champs de coriandre. Implantée sur une exploitation, une station permet d’optimiser les heures de récoltes, les plages de travail et l’utilisation de grandes quantités d’eau. Il s’amuse à balayer du doigt la carte en ligne qui géolocalise les 230 stations implantées dans la région. Le prix d’une station météorologique est de l’ordre de 500€, un « prix dérisoire », selon Olivier Deudon, l’expert météo de la Digiferme de Boigneville. Dans cette ferme technologique, des biostaticiens, des ingénieurs, des data-analystes étudient et évaluent les données apportées par ces innovations, en étroite collaboration avec les start-ups.
Le météorologue sourit : « le numérique n’a pas vocation à remplacer l’agronomie, c’est complémentaire. »

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La station météo de l’exploitation

L’épandeur à engrais vs. Tesla

En grimpant dans la cabine de son épandeur à engrais, pressurisée et équipée de trois écrans, Guillaume Lefort sourit : « vous avez vu ? J’ai le kit mains-libres. » Tracteurs, pulvérisateurs et autres machines-outils agricoles sont toutes équipées de systèmes de géolocalisation avancés. Plusieurs solutions s’offrent aux exploitants céréaliers pour organiser leurs parcelles : la modélisation par satellite, comme le dispositif Farm Star développé par Airbus, les drones et une balise GPS embarquée directement sur la machine. C’est une fierté pour notre exploitant : « Pour une fois, qu’on est en avance, tout le monde rêve de Tesla, nous, ça fait dix ans qu’on ne conduit plus le tracteur ! Il trace tout seul des parallèles parfaites. »

Tous les ans, un drone agricole vient photographier ses champs, avec une précision de l’ordre de 25cm2. Le coût de la « modulation intra-parcellaire » ? Près de 3 700€. Le survol de ses champs de blé, d’orge, de plantes aromatiques aboutit à une cartographie précise des besoins en engrais. Tous les 25cm2, l’exploitant agricole sait donc précisément quelle dose d’engrais est nécessaire, en fonction du taux d’azote déjà présent dans le sol. Il peut ensuite configurer ces données sur l’écran tactile de son épandeur doté d’un GPS ; une dose est programmée pour chaque parcelle géolocalisée au préalable.
Surplombant ses cultures, devant le volant de son épandeur, Guillaume Lefort concède : « l’antenne GPS est plus forte que moi pour ouvrir et fermer le tuyau et pour rester dans la même parallèle. Bon, après, on a toujours un peu de dérive quand même… »

L’innovation mais à quel prix ?

Ces innovations ont évidemment un coût. Le but est d’aider l’agriculteur à anticiper de mauvaises récoltes, à réduire le volume d’engrais épandu sur l’exploitation, à rationaliser sa consommation – que ce soit en eau ou en engrais. Un objectif écologique qui revient, si le producteur parvient in fine à le valoriser, à gagner 5 à 10€ sur une tonne de blé – qui atteint actuellement 154€.

Des gains qui paraissent dérisoires dans un secteur déjà sinistré. C’est ce qui, parfois, fait perdre son optimisme à Guillaume Lefort : « des fois, je me dis qu’il n’y a que des paysans qui sont assez cons pour investir dans ces conditions ». C’est un constat que ne partage pas Bruno Tisseyre, professeur à la chaire d’Agriculture Technologique, à l’Observatoire des Usages de l’Agriculture Numérique. Restreindre l’investissement dans les nouvelles technologies agricoles à une question de coût, c’est même se tromper de débat : « le numérique ne coûte pas si cher, rapporté au prix d’un tracteur. Souvent, c’est plus une question de compétences. » Un tracteur peut coûter jusqu’à 250 000€ et la part de l’innovation s’élève à 40 000€, comprenant les balises GPS, les écrans, les relevés par drone… 16% du prix total pour une rentabilité difficile à estimer. Premièrement parce que si innovation technologique il y a, les agriculteurs restent tributaires des aléas climatiques. Les récoltes se suivent et ne se ressemblent pas – difficile, donc, de comparer une année sur l’autre, une parcelle avec une autre.

Les agriculteurs parviennent pourtant à investir, en jonglant avec les différentes aides. La « super bineuse » à capteur optique de Guillaume Lefort coûte 250 000€. Il est parvenu à obtenir 40% d’aides par un cofinancement européen au travers de sa région et par l’Agence de l’eau locale. C’est un moment à saisir pour l’exploitant : « aujourd’hui, on a des aides pour investir, peut-être que demain, on n’en n’aura plus. » Il a pu bénéficier, pour sa sonde météo, d’un soutien financier de l’ordre de 70% par le Conseil Régional. Les Chambres d’Agriculture investissent également dans les technologies de demain et les mettent à disposition des agriculteurs locaux : la chambre de Vendée a, par exemple, investit dans un drone.

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Vue de la cabine de l’épandeur à engrais de Guillaume Lefort

Rentabiliser… Ou plutôt, lever le pied

La rentabilité de ces investissements ne se mesure pas quantitativement mais qualitativement : l’amélioration des conditions de travail des agriculteurs prime. Par exemple, la robotique s’est fortement développée dans l’élevage bovin et laitier, où la pénibilité est forte. Les éleveurs se lèvent le matin à 5h, prennent rarement, voire jamais, de vacances et doivent être présents pour la traite du soir. Le bilan des premiers robots de traite installés en 2013 est plutôt positif : de quatre heures par jour de surveillance du troupeau, les éleveurs n’y consacrent désormais que deux heures, temps passé sur smartphones compris.

Beaucoup d’applications se sont emparées de ce marché pour aider les exploitants à organiser leurs journées : ce sont ce que les ageekculteurs appellent les « Outils d’Aide à la Décision » (OAD). Grâce à des données météo extrêmement précises, des applications estiment les besoins en eau et en engrais de la parcelle, comme Semtech et Amaconnect, du groupe Amazon. Claass, une application de télémétrie, géolocalise les machines sur l’exploitation en temps réel.

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Sur son téléphone, depuis chez lui, Guillaume Lefort peut consulter toutes les données sur ses cultures et organiser sa journée en fonction

Il reste tout de même le désherbage – que des intérimaires viennent faire, courbés sur les plants, tâtonnant de mauvaise herbe en mauvaise herbe pendant 7 heures. Les premiers robots désherbeurs testés, comme Oz, ne vont pas assez vite et il faut souvent repasser derrière. Une innovation qui se fait toujours attendre.

Ces nouvelles technologies appliquées au quotidien des agriculteurs ont un objectif : réduire leur charge de travail, améliorer leur confort. Avec l’acquisition de sa bineuse à capteurs optiques, le travail de Guillaume Lefort et son employé n’est plus si physique et s’apparente presque à de la surveillance : « Pendant l’été, pendant la chaleur, on commence à 6 heures. Avant, j’y passais la journée… C’était épuisant. Aujourd’hui, à 8h30, j’ai fini et on n’a pas travaillé en plein soleil. »

Demain, tous geeks ?

Mais loin d’être une communauté un peu à part, les ageekulteurs sont  « des prescripteurs locaux, des aventuriers », selon les mots de Bruno Tisseyre. Ces nouvelles technologies ne sont pas que le hobby de quelques geeks, marginaux. Dans les grandes cultures, les exploitants vont devoir s’y mettre : ils doivent déclarer systématiquement auprès de la Politique Agricole Commune (PAC) le volume de nitrate répandu dans leurs champs. Le logiciel Geofolia leur propose un suivi de leurs cultures, en parallèle des objectifs imposés par la réglementation.
L’expert météo de la Digiferme, Olivier Deudon, l’assure :

« Nous ne sommes qu’au début d’une révolution numérique, après la révolution verte. »

Une question de temps, avant que le monde agricole ne digère toutes ces innovations et ne les intègre au quotidien. Le progrès majeur a été l’installation de communication bas débit, débutée il y a cinq ans, qui a permis de connecter des territoires éloignés. Arnauld Fournier est responsable du système d’information, chez NeXXtep Technologies, à l’origine d’une autre ferme connectée, abonde : « 10% du parc français agricole utilise actuellement des technologies, la majorité, c’est encore du papier-crayon. » L’ageekulteur Hervé Pillaud voit déjà plus loin. Les agriculteurs doivent être sensibilisés pour que leurs données restent dans leur giron et ne soient pas exploitées par des grands groupes. La prochaine étape, selon lui : l’arrivé de « l’intelligence artificielle », aux côtés des agriculteurs.

Investir dans ces technologies, c’est aussi répondre aux revendications inscrites dans les cahiers des charges que doivent respecter les producteurs, imposant fréquemment de ne traiter les plants qu’en cas de besoin. Olivier Deudon poursuit : « les contraintes sont si fortes que l’agriculture est obligée de devenir technologique. Elle l’était d’ailleurs avant, mais nous n’avions pas tous ces outils à disposition. » Et les entreprises s’en sont saisies. McDonalds envoie tous les ans un questionnaire, à ses producteurs, avec cette question : « quelle est votre démarche de progrès ? » Comprendre : sans innovation régulière, ce sont des parts de marché qui s’envolent et des produits de moins bonne qualité.

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La tech dans l’assiette

Plus écologique, moins gourmande en eau, l’agriculture de demain ? L’ageekulture permet aux exploitants de collecter des données afin de respecter au mieux les contraintes environnementales et juridiques qui leur sont imposées et d’assurer plus de transparence dans la traçabilité des produits. Aux détracteurs de cette agriculture du futur, Guillaume Lefort a un argument imparable en faveur des innovations : « j’ai une philosophie : la bonne dose, au bon endroit, au bon moment – comme ça, moins de perte, moins d’eau… »

Pour Olivier Deudon, le problème majeur, c’est la méconnaissance des avancées agricoles par le grand public : « ce n’est qu’au Salon de l’Agriculture que les gens découvrent subitement des technologies qu’ils n’imaginaient pas du tout dans le monde agricole. » Alors que les agriculteurs sont plus connectés que la moyenne nationale ! Selon l’étude Agrinautes, conduite par le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation en 2016, 81% des agriculteurs utilisent internet au moins une fois par jour pour, précisément, leur activité agricole.

Des YouTubeurs – comme Gilles VK – font de la pédagogie auprès de leurs abonnés. Dans cette vidéo, il explique pourquoi utiliser un drone, lorsqu’on est agriculteur. 

Les réseaux sociaux remédient à l’image négative du monde agricole, face aux scandales sanitaires. Les agriculteurs se sentent moins isolés et répondent aux critiques et aux questions des internautes, devenus des amis. Hervé Pillaud, le vice-président geek de la FNSEA en Vendée qui s’enorgueillit de ses 8 000 abonnés sur Twitter, s’en réjouit : « on voit des Youtubers qui donnent des images réelles de l’agriculture aujourd’hui et qui ont une vraie audience. » Du lien virtuel pour restaurer le lien du producteur au consommateur. Une relation directe, en circuit court, entre le producteur et le consommateur, qui aboutit notamment à l’application « Bienvenue à la Ferme » : les « urbains » peuvent commander, depuis leur lieu de travail, leur panier de fruits et légumes qu’ils composent selon les disponibilités. En un clic, c’est payé et il n’y a plus qu’à récupérer les victuailles à la gare RER, le soir venu.

Depuis la Digiferme de Boigneville, Olivier Deudon résume : « tout ça, ça répond à des attentes fortes du citoyen – “il faut mieux produire” – et le monde agricole n’est pas sourd, il est prêt à y répondre. » A condition d’accorder plus de temps à l’agriculture pour s’adapter à ce nouveau paradigme, très immédiat, des nouvelles technologies.

Marion Bothorel

3 commentaires sur “Ageekulteurs : le smartphone est dans le pré

  1. La réalité : 80 % d’exploitations sont connectées à titre professionnel et au moins 93 % en comptant l’utilisation perso !

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    Bonjour,

    Attention il y a 2 grosses erreurs d’interprétation dans le visuel.

    1/ 80 % des exploitations agricoles sont connectées pour une utilisation d’internet professionnelle (et non pas 43 % comme indiqué par erreur dans votre graphique).
    Explication : il y a 195 000 exploitations connectées pour leur métier sur 250 000 exploitations PROFESSIONNELLES (chiffres arrondis) soit environ 80 %. Vous avez refait un calcul en comparant deux populations différentes (les 451 606 exploitations agricoles recensées incluent les structures non professionnelles, si le même pourcentage s’appliquait plus de 360 000 d’entre elles seraient connectées).

    En incluant la connexion internet à domicile pour utilisation non professionnelle, le taux est encore plus élevé, car les agriculteurs sont comme tout le monde, ils utilisent internet, le téléphone mobile, etc. Vous pouvez à ce sujet consulter les données Crédoc qui indiquent que 93 % des agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise ont internet à leur domicile (hors connexion sur téléphonie mobile), cf. http://www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=R333

    2/ Pour leur activité agricole, 81 % des agriculteurs CONNECTÉS utilisent internet au moins une fois par jour, selon l’étude Agrinautes 2017 réalisée par BVA pour Terre-net Média et Hyltel. Le mot connecté est très important.

    Ceci dit, votre article est très intéressant, il propose un excellent regard sur le numérique utilisé concrètement par les agriculteurs. Bravo !

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